Carte-postale confinée – Marie-Pierre Cravedi

Carte postale confinée – Marie-Pierre Cravedi

Chère Imprimerie,

Pendant cette période où je ne suis pas venue te rendre visite, j’ai donné des cours sur Zoom, sur Teams, sur Skype. Je n’entendais rien, je me suis déconnectée, reconnectée, on ne me voyait pas, j’ai éteint l’ordinateur, je l’ai rallumé. J’ai partagé mon écran, ça ne marchait pas. J’ai vu les écrans de mes élèves, leurs familles, leur intérieur. Ils ont vu mes placards mal rangés et ma tête au réveil. Je me suis douchée à 15h, lavé les dents à 18, bu 6 cafés par jour, mangé du chocolat alors que je n’aime pas ça. J’ai pleuré devant des films, devant des livres, pour rien à 2 heures du matin.

J’ai regardé des vidéos absurdes, je les ai partagées. Je les ai reçues des mêmes personnes en retour quelques jours après. J’ai testé les échecs, moi à qui ils font si peur. J’ai joué du piano. Je me suis demandé quel jour on était. Quelle heure. Quel mois.

J’ai croisé des amis, une collègue, un ancien prof, un élève par hasard dans la rue et ça m’a émue au plus haut point. J’ai fait bouillir de l’eau, je l’ai oubliée. J’ai passé des journées en silence, à me demander le soir si ma voix fonctionnerait de nouveau. J’ai remis de l’eau à chauffer. C’était 23h, je n’avais toujours pas bu mon thé. J’ai eu peur pour les miens, pour les gens qui travaillent, pour mes voisins.

J’ai roulé à toute vitesse à vélo dans un Lausanne sans voiture. J’ai rangé mes habits d’hiver, en espérant que le confinement ne continuerait pas jusqu’à l’automne. Je me suis fait mal au genou, à hurler de douleur. D’ailleurs, c’est ce que j’ai fait. J’ai rêvé à des soirées entre amis, à danser au milieu de plein de monde, à faire des barbecues et des repas de famille, à des voyages lointains, à des rencontres inattendues. Je me suis fait mal au dos. J’ai hurlé de douleur. J’ai répondu à des mails reçus il y a 3 ans. J’ai réappris à marcher, parce que mon cerveau ne savait plus. J’ai eu envie de faire des hugs à des inconnus.

J’ai fait 64 pas en trois jours. A chaque séance, j’ai observé les yeux de mon physio, me demandant comment pouvait être son bas de visage, caché par son masque bleu. J’ai fait le tri dans mon ordinateur, dans mes disques durs et j’ai fait ma compta. Et ça a pris du temps. Beaucoup de temps. Trop de temps. J’ai mis 2h40 pour faire 3 km à pied. J’ai regardé des vidéos de pandas sur internet, ils se faisaient des câlins à chaque fois. J’ai fait des parties de Scrabble contre mon ordinateur et il a toujours gagné. J’ai pensé: «je n’en peux plus de voir personne», «c’est super, prenons cela pour une retraite de meditation» et «aaaaaaahhhh!!!!!» dans la même heure. J’ai ronchonné contre mon ordinateur parce qu’il n’acceptait pas «swag» au Scrabble. J’ai appelé ma grand-mère en vidéo. J’ai fait 6 photos en tout pendant la période de confinement.

J’ai cherché ma voiture longtemps dans la rue. Ma nièce m’a dit, toute excitée: «Tatie, aujourd’hui on est sortis de la maison pour aller jeter les poubelles!». J’ai oublié le code de ma carte bancaire. J’ai dansé comme une folle dans la rue, Nirvana dans mon casque. J’ai acheté du papier toilette. J’ai passé un week end inoubliable à Charmey. J’ai eu envie de rentrer à Toulouse, d’aller à Casablanca, à Niamey et à Tokyo. Je suis restée à Lausanne. J’ai applaudi, sifflé avec mes doigts comme dans les concerts et les stades, et crié à 21h. Je n’ai pas fait de blague du 1er avril, pour la première fois de ma vie. J’ai lu un roman qui se passait en prison. Et un autre en Espagne. J’ai écouté Mathieu Chedid, I am et Leonard Cohen. Mon voisin m’a forcé à écouter Jul, Joe Dassin et Jeanette. J’ai joué à docteur Maboul, aux quilles Molky et au Mémory avec Emile. J’ai roulé dans ma voiture sans but, et j’ai atterri au lac de Joux. Je me suis demandé quand je pourrais prendre ma grand-mère dans mes bras sans avoir peur de la contaminer.

Marie-Pierre

carte postale confinée – Marie-Pierre Cravedi